À la recherche de nouveaux modèles de travail collectif dans les services numériques[1]

Yannick Fondeur[2]

Le secteur d’activité aujourd’hui communément appelé « services numériques », catégorie qui tend à supplanter celle, plus ancienne, de « services informatiques aux entreprises », est depuis son origine dominé par un type d’entreprise bien particulier, longtemps conventionnellement qualifiées de « SSII » (pour Sociétés de Services en Ingénierie Informatique[3]).

En 2012, le syndicat professionnel du secteur a pris l’initiative de tenter d’imposer une nouvelle appellation, celle d’ESN, pour Entreprises de Services du Numérique. On peut y voir la simple expression du basculement sémantique de « l’informatique » vers le « numérique », censé illustrer l’expansion des activités qui s’appuient sur la numérisation de l’information, le terme d’« informatique » se repliant dans ce contexte sur son sens originel de science et technique[4].

Mais cette tentative d’abandon de l’expression « SSII » doit aussi être interprétée à l’aune de la mauvaise image que véhicule ce type d’entreprise. Agissant comme des intermédiaires entre les travailleurs qualifiés du numérique et les entreprises non spécialisées, elles articulent relation d’emploi et relation de service à la manière de l’intérim et sont généralement marquées par un très fort turnover et par une faiblesse du collectif de travail interne. Les SSII font ainsi figure de modèle à la fois dominant et repoussoir pour les travailleurs du secteur, qui continuent largement d’utiliser cette dénomination, avec une connotation négative, plutôt que celle d’ESN.

C’est dans ce contexte que les services numériques sont marqués depuis quelques années par une multiplication de formes d’entreprises alternatives ayant en commun de revendiquer une identité « autre » que celle de SSII. Certaines d’entre elles revendiquent même le qualificatif de « NoSSII » pour s’auto-désigner. Ce sont ces dernières qui constituent l’objet principal de ce chapitre.

Dans le monde informatique, l’émergence de formes alternatives de collectifs n’est pas nouvelle. L’imaginaire technique des pionniers d’Internet, qui s’est déployé à rebours du système de communication centralisée et hiérarchisée prôné à l’époque par IBM, était porteur de l’utopie d’une « société numérique » fonctionnant de manière autorégulée (Flichy, 2001). Les liens entre contre-culture hippie apparue dans les années 1960 aux États-Unis et la naissance d’Internet ont bien été documentés (Turner, 2006) ainsi que son développement, fondé sur une méthode égalitaire et méritocratique et l’établissement des normes du réseau par consensus (Cardon, 2010). Le logiciel libre, que l’on peut voir comme une « utopie concrète »[5] (Broca, 2013), a lui aussi, du fait de son caractère informatisé et mondialement distribué, été intimement lié à de nouvelles pratiques de collaboration dans le travail et à des expérimentations organisationnelles variées (Demazière, Horn & Zune, 2006 & 2007 ; Broca, 2013). Le mouvement maker, observé depuis le début des années 2000 sous diverses formes, se situe également dans cette continuité (Lallement, 2015).

Le courant « NoSSII » est cependant de nature différente. D’abord, bien sûr, il n’est pas de même ampleur : il ne rassemble qu’une poignée de structures françaises, même si des initiatives comparables existent dans divers pays[6]. Mais, surtout, la dimension idéologique est réduite : d’une part, l’objectif des individus engagés dans cette démarche est avant tout de se réinventer un collectif de travail pour soi et, d’autre part, on est en présence d’entreprises se situant de manière univoque dans l’univers marchand (il s’agit de vendre, comme pour une SSII « classique », de la prestation informatique, et d’en vivre). Une utopie très concrète en somme.

I. La SSII, modèle dominant et repoussoir

Quel est le modèle contre ou au-delà duquel ces structures alternatives entendent se construire ? Première caractéristique essentielle des SSII : elles sont depuis les années soixante-dix le pivot du système d’emploi informatique français (Fondeur & Sauviat, 2003 ; Fondeur, 2013). Tout d’abord, les services aux entreprises ont eu un poids déterminant dans la dynamique de l’emploi informatique et, dans ce cadre, les SSII ont été à l’origine de l’essentiel des flux d’embauches en France. Elles ont en particulier longtemps constitué pour les jeunes diplômés un passage obligé, une forme de sas d’entrée dans le système d’emploi informatique. Par ailleurs, par le jeu des procédures de référencement, les grandes SSII se sont également progressivement posées en intermédiaires incontournables pour l’accès aux clients « grands comptes ». Se sont ainsi développés dans les services numériques aux entreprises des mécanismes de sous-traitance en cascade, où les grands acteurs apparaissent en façade et délèguent fréquemment l’exécution des contrats à des SSII de taille moyenne, qui elles-mêmes peuvent faire appel à de petites structures ou à des freelances. L’origine de cette écologie, que l’on retrouve à l’étranger sous des traits plus nuancés, est largement française : c’est en France que sont nées certaines des principales entreprises mondiales de prestation informatique (Capgemini, Atos, Sopra-Steria…).

Les salariés des SSII décrivent souvent leurs employeurs comme des structures se contentant de les placer chez les clients, en prélevant au passage une confortable marge. De fait, l’activité des SSII relève essentiellement de l’intermédiation sur le marché du travail (Fondeur, 2013). Leurs consultants travaillent fréquemment en régie dans les locaux du client et leur commercial est souvent le point de contact exclusif avec l’entreprise qui les a embauchés. Dans cette configuration, les « intercontrats » sont les seuls moments où ils sont susceptibles de demeurer dans les locaux de la SSII, mais il est fréquent qu’ils passent plutôt ces périodes à leur domicile. Dès lors, ils perçoivent leur employeur comme une entité sans collectif de travail, qu’ils assimilent davantage à un intermédiaire qu’à une « entreprise ». C’est de fait plutôt envers le client, dans les locaux et avec les équipes duquel ils travaillent, qu’ils développent le sentiment d’appartenir à une entreprise et à un collectif de travail.

Les salariés des SSII se plaignent également fréquemment de ne pas avoir prise sur leur contribution de travail. En régie, les consultants sont placés chez le client dans une logique proche de l’intérim de longue durée. Dans les prestations au forfait, leur travail est vendu en amont par des commerciaux souvent issus d’écoles de commerce et donc rarement dotés de profils techniques ; charge ensuite aux consultants de tenir un cahier des charges et des délais qu’ils n’ont pas contribué à définir. Par ailleurs, dans les grandes SSII, l’organisation du travail est souvent de type industriel et s’appuie largement sur l’offshore pour externaliser à moindre coût la production de « briques de code »[7] (Berrebi-Hoffman, Lallement & Piriou, 2010). L’activité de développement relève alors d’un travail parcellaire.

Face à ce modèle dominant, les professionnels de l’informatique ont depuis longtemps cherché à développer des modalités alternatives d’entreprises leur permettant d’exercer leur activité différemment. La « bulle Internet » de la fin des années 90 avait déjà permis de faire émerger dans les services informatiques aux entreprises, des start-up se réclamant de modèles alternatifs : les web agencies. Mais nombre d’entre elles ont été ensuite absorbées par les SSII, ou intégrés dans leurs chaînes de sous-traitance en cascade, ou encore sont elles-mêmes devenues des SSII en bonne et due forme. On s’intéresse ici à une autre vague « alternative », beaucoup plus récente, qui présente la particularité, d’une part, de chercher explicitement à construire un contre-modèle d’entreprise de prestations informatiques et, d’autre part, de partager ces tâtonnements à la fois sur le web public et dans des espaces de discussion collective plus ou moins ouverts.

II. Aux origines des « NoSSII »

Le terme « NoSSII » apparaît pour la première fois sur Internet le 7 septembre 2012[8], sur le blog d’un développeur Java exerçant jusque-là en freelance[9]. La petite histoire n’est pas anecdotique : ce développeur, Jean-Baptiste Lemée, lancera par la suite, en juin 2013, avec Hugo Lassiège (l’un des quatre autres développeurs à l’origine de Lateral Thoughts) et Vincent Huguet, Hopwork (devenu Malt en novembre 2017) qui est aujourd’hui la principale plateforme française d’intermédiation dédiée aux freelances. Le 7 septembre 2012, donc, J.-B. Lemée publie un article au titre évocateur :

1. « Encore mieux qu’être Freelance »

Il a créé quelques mois auparavant, avec quatre autres développeurs, une entreprise, Lateral Thoughts[10] (LT dans les verbatim ci-après), qu’il présente dans cet article comme « une structure de type NoSSII ». Outre cette innovation terminologique, trois idées sont à retenir de ce court billet.

  • La première, c’est qu’il vaut mieux être libres ensemble : « Et oui, quand on est freelance, on est un peu plus libre qu’un salarié, mais que faire de cette liberté seul ? C’est incroyable ce qu’on peut faire quand on est plusieurs, ne serait que cinq pauvres petits développeurs (…) Finalement se regrouper dans une structure de type NoSSII telle que LT c’est donner un sens à sa liberté, ou plus généralement, découvrir ce que devrait être une société composée de professionnels de l’informatique »[11].
  • La seconde est que cette liberté collective s’incarne dans le caractère « auto-organisé » de la société créée : « LT est une société qui innove dans son organisation en copiant honteusement le principe agile d’auto-organisation. LT est clairement auto-organisée. Chaque membre est libre de prendre le lead sur un sujet qui l’intéresse. Il est parfois rejoint par d’autres, et à chaque fois soutenu par tout le groupe ». Un détail d’importance est ici la référence explicite aux « méthodes agiles »[12], qui montre que le travail d’organisation s’inspire de principes appliqués par les développeurs dans l’activité de travail.
  • La troisième chose à retenir de ce billet, c’est que, déjà, les premières difficultés pointent, et qu’elles concernent le travail à intérêt collectif : « que faire lorsque personne ne souhaite prendre le lead sur un sujet pourtant important ? Ou que faire si le sujet est trop vaste pour qu’une seule personne s’en occupe alors qu’il faudrait être plusieurs ? L’exemple le plus flagrant est notre site Internet, quelque peu délaissé, faute de temps et de motivation ».

2. Un univers technique, un référentiel techniciste

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le terme de « NoSSII » ne manifeste pas une opposition frontale : le « no » n’est pas un « non », mais l’acronyme de « Not Only ». « “Pas seulement une SSII” ça peut dire plein de choses. Comme aucune définition officielle n’a été donnée, je vous laisse juge de votre interprétation » écrit en avril 2013 Hugo Lassiège, associé de Lateral Thoughts, dans un autre billet de blog[13].

Le « Not Only » en question fait par contre explicitement référence au « NoSQL », une famille de systèmes de gestion de base de données s’écartant du paradigme classique des bases relationnelles et de leur langage de requête normalisé, le SQL (pour Structured Query Language)[14]. La référence n’est pas anodine : le NoSQL, qui est apparu en réponse aux problématiques des données massives et non structurées (« big data »), part du principe qu’il est dans ce cas plus pertinent de répartir les données sur de nombreuses tables distribuées et interdépendantes plutôt que d’utiliser une gigantesque table utilisant une logique de représentation relationnelle.

Après les « méthodes agiles » de développement logiciel, et leur principe d’« auto-organisation », l’inspiration vient donc ici d’un type d’architecture technique. Au-delà de l’exemple du NoSQL, les architectures distribuées sont souvent citées comme sources d’inspiration. L’organisation distribuée, où la décision serait partagée entre pairs, serait ainsi une alternative à l’entreprise hiérarchique traditionnelle, assimilée de fait à l’architecture classique client-serveur et à la centralisation qu’elle implique.

Autre référence importante, l’open source : comme on ouvre et partage le code d’un logiciel, les acteurs du mouvement « NoSSII » aiment donner à voir le « code source » de leurs organisations, en mettant statuts et modes d’organisation en accès public. Et ils utilisent d’ailleurs pour cela parfois un outil classique du développement open source, Git, le système décentralisé de gestion de versions créé par Linus Torvalds, auteur du noyau Linux[15].

Outre le billet de blog évoqué plus haut, deux autres événements semi-publics sont à mentionner. Le premier est une présentation à la conférence 2013 Devoxx France (une des conférences importantes à destination des développeurs[16]). Un temps[17] y rassemble une cinquantaine de personnes sur le thème « Not Only SSII ». Il est organisé par trois sociétés : Lateral Thoughts, que nous avons déjà évoquée, Scopyleft et Ninja Squad [18]. Ce sont des structures très jeunes et de petite taille : au moment de la conférence, la plus ancienne a un an et demi et la plus importante compte huit personnes.

De manière intéressante, toute la première partie des échanges tourne autour de la définition d’une… SSII. Il s’agit là avant tout de sortir d’un modèle particulier d’entreprise, dont on cherche à identifier les défauts. Une NoSSII est alors présentée comme une structure qui propose des prestations similaires mais le fait autrement et à d’autres fins. Aucune définition n’est proposée du terme « NoSSII », qui est en lui-même très discuté par les participants. Seuls quelques principes se dégagent des expériences présentées par les trois sociétés : la volonté de vivre une expérience humaine fondée sur des « valeurs » partagées ; une organisation « plate » et « transparente » où chacun est associé aux décisions et peut accéder aux informations internes ; l’idée que les prestations vendues ne sont pas une « fin » en soi mais un « moyen » permettant de financer des projets propres.

III. Tâtonnements partagés

Quelques années plus tard, un autre espace de discussion collective est proposé autour des « NoSSII ». Fondé sur la plateforme de messagerie instantanée Slack, très prisée des développeurs[19], il est ouvert en février 2016 à l’initiative de Jumboweb, une société par actions simplifiée (SAS) de trois personnes, dans la foulée d’une rencontre avec l’une des trois « NoSSII » pionnières, Ninja Squad (les deux autres, Lateral Thoughts et Scopyleft sont également associées à l’initiative).

Il s’agit au départ d’un lieu d’échanges semi-privé, correspondant bien à la logique de Slack, qui est un outil davantage pensé pour la coordination d’équipe que pour les discussions publiques propres aux forums. Mais la décision est prise de laisser ouverte la possibilité de s’inscrire via une URL publique, et, outre les invitations lancées par les premiers protagonistes, un tweet de Ninja Squad diffuse ce lien sur le web. Rapidement les inscriptions se multiplient, à la surprise des initiateurs du Slack, et les discussions deviennent intenses.

Toujours ouvert aujourd’hui ce dispositif forme une archive particulièrement intéressante rassemblant des conversations tenues à distance pendant plus de deux ans entre diverses personnes intéressées par la démarche « NoSSII » (il y a actuellement 120 inscrits sur le Slack « NoSSII »). C’est pour un chercheur un matériau très riche et original qui permet de saisir les tâtonnements partagés autour de ces formes d’entreprises alternatives.

1. Transparence généralisée ?

Ce dispositif ouvert, où les échanges sont très libres et les informations partagées, illustre l’une des premières « valeurs » que les tenants des « NoSSII » mettent en avant : la « transparence ». Celle-ci se veut d’abord interne, et elle est présentée comme un élément essentiel de différenciation avec les SSII et une caractéristique permettant un fonctionnement « démocratique » de l’entreprise. Elle s’incarne la plupart du temps dans des dispositifs de partage de documents sur le cloud (souvent un Google Drive) qui permettent notamment à tous les membres d’accéder aux documents de gestion (devis, comptabilité…), et par des outils de messageries instantanées (type Slack) également ouverts à tous. La numérisation quasi-totale des échanges assure à la fois des fonctions de traçabilité, de transparence et de stockage de l’information. Ce mode de fonctionnement est courant dans les start-up du numérique mais, en général, à mesure que la structure grandit, l’accès aux données de gestion s’y restreint au petit cercle de la direction et les échanges portant sur la structure elle-même n’ont plus leur place sur la messagerie interne.

A l’extérieur la transparence est également affichée. C’est d’abord le cas avec les clients, qui peuvent par exemple se voir invités sur le canal de messagerie interne dédié à leur projet, dans une logique de proximité proche de l’esprit des « méthodes agiles » : « on utlise slack aussi pour les clients et on les invite fortement à communiquer avec nous par ce biais, comme ça toute l’équipe est au courant de ce qui se passe et peut intervenir » (un participant au Slack « NoSSII »[20]).

2. Les statuts, un « détail d’implémentation » ?

Une question centrale dans ces échanges concerne la forme concrète des organisations. Un premier niveau a trait à la notion d’entreprise et à la nature des collectifs de travail. Une conversation sur ce sujet se tient dès les premiers jours du Slack.

Invité par Jean-Baptiste Lemée, le créateur d’un réseau de développeurs freelances se présente sur le canal et conclut par un « ravis d’échanger avec vous sur ces nouvelles communautés de travailleurs indépendants ». Aussitôt, un membre de Ninja Squad lui répond : « Précisions : nous ne sommes pas tous indépendants. Certains ont une véritable entreprise, avec des valeurs, une image, et des projets d’entreprises. On se rejoint en revanche sur les aspects coopératifs. ».

Face à la SSII classique, deux modes d’organisation collective paraissent s’opposer de manière polaire : d’un côté le réseau d’indépendants, de l’autre la « véritable entreprise ». La seconde aurait des « valeurs partagées » qui conduiraient à délimiter et à stabiliser le collectif, le premier non (ou alors ce serait seulement de l’« affichage »), et cela serait alors la cause, ou la conséquence, d’un collectif à géométrie variable, avec des engagements très différenciés des individus.

Mais un des cofondateurs de Lateral Thoughts intervient : « Je vais nuancer la réponse de [membre Ninja Squad]. Pour moi il n’est pas dans l’idée d’opposer indépendant et “véritable entreprise avec valeurs etc.”. Le statut salarié ou freelance c’est un “détail d’implémentation” (les devs comprendront). Par contre oui il y a une différence entre un collectif avec une vision (qu’il soit constitué d’indeps ou de free) et l’entreprise unipersonnelle (qu’elle soit constitué d’un TNS freelance ou d’un unique salarié gérant). Bon bref, on peut avoir un collectif de freelances avec une vision, des valeurs etc. ». Il poursuit : « sur LT on a choisi de faire le truc le plus simple qui soit (ironie), une SAS en facade. Certains membres sont salariés, d’autres freelances. Certains sont actionnaires, d’autres pas encore (mais c’est pas dépendant du statut free ou salariés). Les statuts de freelances sont variés derrière LT, EURL, EIRL, SASU. Comme on pensait que c’était un détail d’implémentation on a tout accepté ».

Entre les figures polaires de la petite « NoSSII » au collectif restreint et soudé et aux statuts précis et travaillés pour y « coller » parfaitement, d’une part, et du réseau informel aux limites et objectifs flous, d’autre part, apparaît une configuration intermédiaire, de nature protéiforme, qui combine noyau « dur » et périphérie souple, et des individus aux engagements variables, corrélés ou non avec leur statut formel dans l’organisation. De manière intéressante, Lateral Thoughts est à la fois une des premières structures (si ce n’est la première) à se revendiquer « NoSSII », mais c’est aussi, rappelons-le, de cette structure que naîtra la plateforme d’intermédiation pour Freelance Hopwork/Malt.

La question des statuts est certainement un des sujets qui reviennent le plus souvent dans le fil de conversation du Slack. Une grande partie des échanges porte sur les inconvénients et les avantages des différents types de société et formes juridiques permettant de structurer un réseau de freelances. L’enjeu est bien résumé par un participant au Slack : « au bout de compte, la forme est importante en tant qu’elle institue une structure de pouvoir ». Et d’ajouter : « l’intérêt de la structure coopérative (SCOP, SCIC, CAE…) est d’incarner en droit la stricte égalité entre tous les membres de la structure, mais au sein d’une structure commune. On partage le bateau, mais il n’y a pas de capitaine ».

Ceci n’empêche pas une structure comme Lateral Thoughts, pourtant constituée sous la forme d’une SAS dirigée par quelques associés, de revendiquer que « tout le monde est sur le même pied d’égalité. Il n’existe aucun “chef”, si ce n’est celui qui doit figurer sur societe.com histoire d’être en règle avec l’administration » (premier billet sur le blog de Lateral Thoughts[21]). Les associés font régulièrement référence à la « sociocratie » vue comme mode de gouvernance permettant de fonctionner efficacement sans structure de pouvoir centralisée selon un mode auto-organisé et de prise de décision distribué. Ils mettent également en avant un système de prise de décision fondé sur un outil développé en interne. « Voilà qu’entre en jeu l’un de nos outils développés pour permettre l’exercice de la démocratie directe dans une NoSSII : Agora. Agora nous permet : d’ouvrir une consultation pour acter une décision collégialement, de lui associer des documents ou une proposition parente (par ex. : une contre-proposition) ; de voter +1, 0 ou -1 sur chaque proposition et d’en avoir la trace explicite ; de commenter et de garder un fil de discussion sauvegardé pour atteindre un consensus efficacement (…) » (un associé de Lateral Thoughts sur son blog[22]).

3. Partager les tâches non directement productives ?

Au-delà de la question du ou des « capitaines » et de modes de prise de décision, une thématique récurrente sur le Slack est celle des fonctions non directement productives mais indispensables à l’activité : travailler sur le site Internet de la société et son référencement, réaliser les tâches administratives (comptabilité, paie, etc.), assurer le développement et le suivi commercial, etc. Ce point était déjà identifié comme une difficulté dans le billet de blog de Jean-Baptiste Lemée introduisant le terme « NoSSII » pour décrire l’expérience de Lateral Thoughts. Dans cette structure, justement, dont l’organisation apparaît décidemment très structurée, la solution trouvée est un système d’incitation monétaire : « Nous avons une liste d’une cinquantaine de tâches. Chaque tâche est rémunérée via un système de points, les points représentent la pénibilité de la tâche et se convertissent en argent. La participation aux tâches administratives est optionnelle »[23].

Pointée comme un dysfonctionnement dans les SSII, la gestion de la fonction commerciale fait l’objet de nombreux échanges dans le Slack. Un intervenant demande : « Est ce que vous êtes tous sur un mode sans commercial ou presque ? et surtout sinon comment vous l’avez intégré dans le mode NOSSII de la force ? ça fait un moment qu’on se pose des questions sur le sujet ». Les réponses sont variées et le sujet revient régulièrement dans le fil. Trois types de cas se présentent, qui loin d’être exclusifs les uns des autres, se combinent souvent au sein d’une même entité.

  • Dans le premier cas, la fonction commerciale est assurée par chacun des membres de la structure, avec le risque souvent souligné d’un sous-investissement de certains ou à l’inverse la volonté de ceux qui contribuent le plus au développement de se voir rémunérer leur apport d’affaires.
  • Dans une seconde configuration, une personne est plus ou moins dédiée à la fonction, avec le risque cette fois qu’elle se trouve « déconnectée » de l’activité de travail des développeurs (la figure repoussoir étant le commercial de SSII) et que soit perdue l’interaction directe des équipes de production avec le client, alors qu’elle est souvent revendiquée par les « NoSSII » comme une composante forte de leur identité.
  • Enfin, un dernier cas de figure est l’intermédiation commerciale par un tiers externe. Il peut s’agir soit d’une SSII classique qui sous-traite tout ou partie d’un marché (cf. supra), soit d’une plateforme numérique, dont certaines revendiquent d’être des alternatives aux SSII pour accéder au marché des grandes entreprises[24].

Quoiqu’il en soit la question commerciale est l’un des principaux points d’achoppements des « NoSSII », lorsque celles-ci souhaitent se développer. Mais se développer n’est pas toujours un objectif prioritaire pour ce type de structure, dont les initiateurs souhaitent généralement qu’elle reste à « taille humaine » et qu’elle leur permette de continuer à faire, selon un modèle s’inspirant ouvertement de l’artisanat.

4. Détacher le travail de sa valorisation marchande ?

La référence au Software Craftsmanship, en particulier, est fréquente. Ce mouvement apparu en 2008 dans le sillage du développement des « méthodes agiles » est proche de l’esprit de l’Extreme programming. Il prône une conception du développement logiciel comme un art porté par une communauté professionnelle soucieuse d’échanger autour de ses « outils » et de transmettre ses savoir-faire.

Pour ce qui est de l’activité de développement, il s’agit de produire un code à la fois « beau »[25] et utile, en travaillant au plus près du client dans une logique de coproduction. Cette conception de l’activité s’accorde donc mal avec l’approche commerciale classique des SSII, où l’objectif prioritaire est la vente, l’activité de développement. La manière dont l’un des associés de Scopyleft se présente sur son site personnel est assez significative : « je suis (..) artisan du web qui vous accompagne dans l’acquisition de savoirs pour concevoir des produits essentiels. Discutons ensemble d’une non-demande de devis ».

Une revendication centrale des membres de « NoSSII » est d’ailleurs de pouvoir consacrer une partie de leur temps professionnel à des activités non directement commerciales, pour développer des projets personnels (dans une logique inspirée des « side projects » de Google[26], souvent cités en exemple), mais aussi apprendre, expérimenter, réseauter, échanger etc. En effet, cela a déjà été évoqué plus haut, au cœur du « concept » Not Only SSII se trouve l’idée que les prestations vendues ne sont pas une « fin » en soi (sous-entendu « comme dans une SSII »), mais un « moyen » permettant de financer des temps d’activité professionnelle hors production. Ces temps peuvent être collectifs (le cas classique est la semaine au vert où tous les membres sont invités à « échanger sur les technos », discuter de nouveaux projets…), individuels (chacun fait par exemple sa « veille techno ») ou encore concerner des équipes restreintes (typiquement, un projet développé à deux ou trois). Il s’agit essentiellement de temps d’investissement et d’épanouissement professionnel, sans objectif de rentabilité, que les individus se donnent, éventuellement dans un cadre collectif.

Conclusion

Le mouvement « NoSSII » est un avatar des nouvelles formes de travail où le collectif est pensé comme lieu d’épanouissement individuel. Il prend place dans un mouvement plus large qui voit émerger des formes d’indépendance renouvelant la coopération et l’action collective (Bureau & Corsani, 2014 & 2015).

On pourrait par exemple tracer un parallèle avec la première génération des espaces de coworking, tels « Mutinerie », l’un des pionniers en France. Le slogan de ce dernier « Libres ensemble » paraît d’ailleurs parfaitement bien résumer la philosophie des « NoSSII », dans lesquelles individuation et collectif paraissent intrinsèquement liés[27]. Le coworking présente des caractéristiques formelles a priori opposées : le collectif n’y est pas institué et s’inscrit dans un espace, proposé sous forme de service et sans lequel il n’existerait pas. A l’inverse, les membres des « NoSSII » sont particulièrement attachés à l’institution de leur collectif (comme en témoignent les discussions sur les statuts), et travaillent souvent à distance, parfois dans des villes différentes. Pourtant, dans les deux cas, le collectif est perçu avant tout comme une ressource pour les individus qui s’y insèrent.

Un autre point de comparaison intéressant est celui des Hackers, que Michel Lallement (2015) décrit comme expérimentant un « travail pour soi », intrinsèquement porteur de sens, ouvert aux contributions externes et régulé par des mécanismes de délibération collective fondés sur la recherche de consensus. La différence est ici que les « NoSSII » s’insèrent sans ambiguïté dans la sphère marchande et qu’elles entendent répondre à des demandes de service (être « presta » dans le jargon de la profession). D’une certaine manière, elles forment justement l’ambition de permettre, dans un univers marchand, la réalisation d’un travail pour les autres qui soit également un travail pour soi.

Ces nouveaux collectifs de travail institués font face aux risques d’un sous-investissement des individus dans le « commun » et d’une dénaturation de leur modèle à mesure qu’ils changent d’échelle. Face à ces écueils, certaines « NoSSII » portent une utopie coopérativiste radicale, quand d’autres introduisent des mécanismes marchands. Mais les uns et les autres ont à cœur de partager ouvertement leurs interrogations, leurs tâtonnements, leurs « bricolages institutionnels », dans un méta-collectif ouvert, dont les membres ont chacun l’ambition de mettre au jour leur modèle alternatif d’entreprise.

Bibliographie

Berrebi-Hoffman I., Lallement M., Piriou O., 2010, La division internationale du travail dans les services informatiques : off-shore et politiques de ressources humaines dans les grandes SSII, Rapport de recherche Apec, Lise, 44 p.

Bloch E., 1982, Le Principe espérance, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 3 tomes (publication originale en allemand : 1954-1959).

Bureau M.-C et Corsani A., 2014, « Du désir d’autonomie à l’indépendance. Une perspective socio-historique », La nouvelle revue du travail [En ligne], n°5, mis en ligne le 02 novembre 2014

Bureau M.-C et Corsani A., 2015, « Les coopératives d’activité et d’emploi : pratiques d’innovation institutionnelle », Revue française de socio-économie, n° 15.

Broca S., Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale, 2013, Le Passager clandestin, 282 p.

Cardon D., 2010, La démocratie Internet. Promesses et limites, Seuil, coll. « La république des idées », 102 p.

Demazière D., Horn, F., Zune M., 2006, « La dynamique de développement des “communautés” de logiciel libre : conditions d’émergence et régulation des tensions », Terminal, n° 97-98, p. 71-84.

Demazière D., Horn F., Zune M., 2007, « Des relations de travail sans règles. L’énigme de la production des logiciels libres », Sociétés contemporaines, vol. 66, n° 2, pp. 101-125.

Flichy P., 2001, L’imaginaire d’Internet, La Découverte, 276 p.

Fondeur Y., 2013, « Services de conseil en informatique : recruter pour placer », La Revue de l’IRES, n°76, pp. 99-125.

Fondeur Y., Sauviat C., 2003, « Les services informatiques aux entreprises : un “marché de compétences” », Formation Emploi, n°82, pp. 107-123.

Lallement M., 2015, L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Seuil, 448 p.

Turner F., 2006, From Counterculture to Cyberculture – Stewart Brand, The Whole Earth Network, and the Rise of Digital Utopianism, University of Chicago Press, 354 p.


  1. La dernière version de cette contribution a été achevée en juin 2018. L’auteur remercie les évaluateurs internes pour les remarques constructives.
  2. Yannick Fondeur est économiste, chercheur au Lise-Cnam-CNRS, Ceet.
  3. On trouve d’autres façons de développer l’acronyme, notamment « Sociétés de Services d’Ingénierie et d’Informatique », subtile variante privilégiée par le syndicat professionnel du secteur pour mettre en avant le fait que certains de ses membres couvraient un champ plus large que la stricte ingénierie informatique (Altran, Alten, etc.).
  4. Le syndicat professionnel s’est lui-même rebaptisé en ce sens : « Syntec informatique » est devenu « Syntec numérique ».
  5. Sébastien Broca reprend l’expression d’Ernst Bloch pour lequel les « utopies concrètes » se distinguent des « utopies abstraites » en ce qu’elles se veulent « l’anticipation réaliste de ce qui est bien » (Bloch, tome 2, p. 623).
  6. Le réseau néo-zélandais Enspiral par exemple.
  7. Morceaux de codes produits séparément et ensuite assemblés pour réaliser une application.
  8. On ne trouve pas d’occurrence du terme avant cette date dans l’index de Google.
  9. http://www.java-freelance.fr/lateralthoughts/encore-mieux-que-freelance : le billet, comme le blog dans son ensemble n’est plus accessible en ligne mais une copie de la page est récupérable via web.archive.org.
  10. Référence à la « pensée latérale » (lateral thinking). Hugo Lassiège y consacre un billet sur son blog dans lequel il précise qu’il s’agit « d’un mode de résolution de problème basé sur une approche non conventionnelle. Il s’agit avant tout de se débarrasser des contraintes traditionnelles, approcher un problème par de multiples angles y compris les plus étonnants » (http://www.eventuallycoding.com/index.php/lateral-thinking/)
  11. Les écrits sont restitués tels quels, sans corrections stylistiques, grammaticales ou orthographiques.
  12. On parle de « méthodes agiles » en référence au « Manifeste Agile », publié suite à la réunion en février 2001, aux États-Unis, de 17 spécialistes du développement logiciel, parmi lesquels les informaticiens ayant mis au point dans les années 90 les méthodes Scrum et Extreme Programming. Ces méthodes, qui se veulent pragmatiques, sont notamment caractérisées par une conduite de projet itérative et incrémentale, qui permet de s’adapter rapidement aux problèmes et aux changements et par l’autonomie de l’équipe de développement, laquelle doit être « auto-organisée » (« the best architectures, requirements and designs emerge from self-organizing teams »).
  13. http://www.eventuallycoding.com/index.php/rex-bof-nossii/
  14. En réalité, le terme « NoSQL » n’est lui-même pas univoque : pour certains, il signifie « non SQL », pour d’autres « pas seulement SQL » (Not Only).
  15. L’ensemble des documents et notes liés à la constitution et à l’organisation de Scopyleft, un des exemples phare de « NoSSII », est ainsi accessible via GitHub : https://github.com/scopyleft/documentation
  16. Cette conférence s’est tenue pour la première fois en 2001 sous l’appellation « JavaPolis » et était, comme son nom l’indique, consacrée au langage Java. Elle s’est depuis ouverte à d’autres langages et est annuellement organisée dans plusieurs pays.
  17. Sous la forme d’une « BOF » (pour Birds of a feather), soit une séance de discussion informelle autour d’un sujet d’intérêt commun (un format classique de ce type de conférence).
  18. La créativité autour des noms des « NoSSII » est importante, chaque structure cherchant à afficher une identité particulière. Nous avons déjà évoqué Lateral Thoughts dans une note précédente. Scopyleft est construit à partir de SCOP (pour afficher le statut juridique de coopérative) et de Copyleft (mouvement à l’origine de la licence GNU GPL utilisée dans le logiciel libre). Ninja Squad joue la carte plus classique du commando d’experts geeks, fréquemment utilisée par les web agencies.
  19. Lancé début 2014, Slack comptait au moment de la rédaction de cet article 250 000 utilisateurs en France.
  20. Les échanges n’étant que semi-publics sur le Slack « NoSSII », le choix a été fait ici de préserver l’anonymat des personnes. Ce n’est par contre pas le cas lorsqu’il s’agit de billets de blog publiés sur le web et accessibles à tous. Dans les deux cas, comme précédemment, les écrits sont restitués tels quels, sans corrections stylistiques, grammaticales ou orthographiques.
  21. http://www.lateral-thoughts.com/blog/2015/02/26/Hello%20world/
  22. https://ogirardot.wordpress.com/2012/12/16/agora-automatiser-la-democratie-dans-une-nossii/
  23. Le système est évoqué dans le fil du Slack, mais cette présentation plus détaillée est tirée d’un billet de blog un peu antérieur à la conférence Devoxx France : http://blog.ninja-squad.com/2013/03/22/nossii-devoxx-france/
  24. C’est notamment le discours de Malt.
  25. Pour un développeur, le code est « beau » quand il est aussi simple et aussi clair que possible. Parce qu’il a vocation à être lu et utilisé par d’autres, son architecture doit être limpide et, idéalement, on doit pouvoir isoler une des parties du code sans devoir toucher à tout le reste. La « beauté » du code est donc intimement liée à sa nature d’objet collectif.
  26. Une des caractéristiques du management de Google les plus souvent mises en avant est que l’entreprise permettrait à ses salariés de consacrer 20 % de leur temps à des projets à leur initiative (« side projects »).
  27. Rappelons le billet de blog de Jean-Baptiste Lemée lançant le terme « NoSSII ».


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