Les équipes de travail à l’hôpital fragilisées par les réformes

Mihaï Dinu Gheorghiu et Frédéric Moatty[1]

L’institution hospitalière et en particulier l’hôpital public sont le lieu par excellence du travail collectif. Pour les infirmiers, mais aussi pour d’autres métiers des soins, le travail collectif est considéré comme le véritable « cœur de métier » et « l’esprit d’équipe » participe à la reconnaissance d’une identité collective. Mais le contexte récent est marqué par une série de réformes qui ont intensifié la concurrence entre les établissements de soins sur le territoire et accentué en leur sein la compétition entre les services et les pôles d’activité. Ce contexte de concurrence fragilise les coopérations entre professionnels de santé, alors même qu’au-delà du suivi des malades et de leur trajectoire, celles-ci représentent un enjeu économique et social (Elbaum, 2007). En lien avec ces réformes, nous examinerons les évolutions du travail en équipe chez les soignants à partir d’une enquête menée en 2015-2016[2]. Nous ferons l’hypothèse que ces évolutions doivent se lire en lien avec celles des groupes professionnels, en particulier celles du groupe infirmier.

La première partie de ce texte aborde la question du travail en équipe à l’hôpital en se focalisant sur le groupe infirmier. La deuxième partie s’intéresse aux évolutions quantitatives des conditions de travail à l’hôpital. La troisième partie présente les résultats d’une post-enquête par entretiens suite à l’enquête conditions de travail 2013 en se focalisant sur la question des évolutions du travail en équipe chez les soignants.

I. L’hôpital comme lieu de travail en équipe

L’hôpital est un lieu où des professionnels appartenant à différentes spécialités doivent négocier les règles d’organisation leur permettant de coopérer et de structurer leurs actions afin de travailler ensemble dans « l’intérêt suprême du malade ». Le travail collectif à l’hôpital est le plus souvent accompli au sein d’un collectif de travail, l’équipe de soins ou l’équipe médicale, ou encore l’équipe de jour ou de nuit lorsqu’on renvoie à une dimension temporelle. Les membres de l’équipe sont supposés comme l’équipage d’un bateau ou une équipe sportive œuvrer de concert face à un environnement dangereux ou imprévisible. En se focalisant sur les rapports de solidarité internes, l’usage du mot équipe peut occulter les concurrences ou les conflits au sein des équipes de même que les rapports antagonistes entre salariés et direction.

1. Travailler en équipe et faire équipe

Une première distinction concerne les collectifs institués. C’est l’organisation du travail qui désigne les collectifs – les équipes sont des collectifs de travail organisés pour réaliser un travail en commun, selon des règles de division du travail, avec des positions de décision et d’exécution, des actes réalisés en commun ou séparément, qui supposent une coordination de ces actes et l’acceptation ou la coopération des patients. Le travail en équipe des soignants (infirmiers et aides-soignants essentiellement) s’effectue ainsi sous l’autorité des médecins et de l’encadrement.

Une seconde distinction concerne les aspects informels. « Faire équipe » ou faire preuve d’un « esprit d’équipe » ont un sens plus particulier qui désigne des formes d’association ou d’entraide « informelles » au travail, des manifestations de solidarité ou des actes pouvant aller parfois à l’opposé des dispositions de la hiérarchie. Le collectif de travail se distingue ainsi de l’organisation dans la mesure où il constitue pour ses membres une réalité sui generis, dotée d’une forme de sociabilité propre (« l’esprit d’équipe ») et de valeurs éthiques partagées. Le respect d’autrui et la résolution des conflits en interne sont les principales conditions exigées pour « faire équipe ».

Les frontières qui séparent l’organisationnel « formalisé » de la solidarité « informelle » ne sont ni fixes, ni établies selon les mêmes critères dans les différents collectifs de travail. Travailler en équipe ne suppose pas forcément coopérer si les relations sont conflictuelles entre des individus ou des groupes concurrents – selon les spécialités ou l’âge par exemple – ou limitées à des aspects purement fonctionnels. Cependant, l’intérêt du patient exige, au moins en principe, que tous les participants à l’acte médical coopèrent pour le guérir ou améliorer sa santé. Au-delà de la maladie, le malade est le point central de « l’articulation du travail » médical, soignant et administratif dans cet univers (Strauss, 1992). Aussi, les relations de coopération au travail « débordent » les frontières qui séparent les équipes organisées ou les collectifs institués, et peuvent avoir lieu tant horizontalement que vers le haut ou le bas de la hiérarchie.

2. Equipe médicale et soignante, les évolutions du groupe infirmier

La division du travail médical et soignant recouvre un processus historique de délégation du travail sous le contrôle des médecins (Freidson, 1984). Le terme paramédical indique la dépendance du métier d’infirmier à la profession médicale dont il est issu en se définissant par rapport à elle. De même, le métier d’aide-soignante (Arborio, 1995) s’est défini par rapport au métier d’infirmière suivant un processus de délégation du « sale boulot » : « A mesure que leur statut professionnel s’élève, les infirmières délèguent les plus humbles de leurs tâches traditionnelles aux aides-soignantes et aux femmes de service » (Hughes, 1996). Avec le développement de l’hôpital, les effectifs des différentes catégories de personnel se sont fortement accrus et spécialisés. En 1975, la création du statut d’infirmière générale, placée auprès du directeur de l’établissement, et ayant pour fonction de gérer un service, le service infirmier, constitue une rupture fondatrice pour l’affirmation du groupe professionnel (Acker, 1991 & 1992). Celui-ci se voit reconnaître comme collectif ayant un territoire propre et une fonction d’expertise. L’autonomisation des infirmières vis-à-vis du contrôle de la profession médicale et la création d’une hiérarchie propre d’encadrement de soins : cadres de santé, cadre supérieur de santé puis directeur des soins – consolide le groupe professionnel. Les rapports professionnels entre médecins et infirmières restent cependant variables : ils sont marqués par l’histoire commune au sein de l’hôpital et dépendent des spécificités des services : coopération étroite dans les blocs opératoires entre chirurgiens et IBODE[3], anesthésiste et IADE[4], à la différence d’autres services. Par ailleurs la présence des aides-soignantes dans les équipes de soins varie par exemple avec l’existence ou non de binômes entre infirmières et aides-soignantes.

II. Un travail sous pression, fragmenté et flexible pour les soignants

Dans le champ de la santé, le contexte récent est marqué par une série de réformes qui visent à débureaucratiser et à rationaliser le secteur public en lien avec le projet du « Nouveau Management Public » (Belorgey, 2010 ; Bezes et Demazière, 2011 ; Gheorghiu et Moatty, 2013). Deux réformes sont emblématiques, la tarification à l’activité (T2A) qui relie le financement des établissements à leur activité et l’organisation en pôles. Remplaçant la dotation globale des établissements qui favorisait les déficits chroniques, la mise en œuvre de la T2A, combinée à une gestion prévisionnelle des dépenses et des recettes, a mis les établissements en concurrence, les obligeant à maximiser les recettes et à privilégier en leur sein les activités les plus rentables sous peine de subir un contrat de retour à l’équilibre financier. La T2A s’est accompagnée de l’adaptation des effectifs au plus près d’une demande de soins fluctuante et en évolution et d’une gestion du personnel en masse salariale pour minimiser ces dépenses qui représentent plus des deux tiers des budgets hospitaliers (Gheorghiu, Moatty, 2013). Dans ce contexte, sur la période 2005-2009, l’activité a cru de 11% dans le secteur public hospitalier soit un rythme plus rapide que celui de l’accroissement du personnel 4%, dont 7% pour les soignants (Yilmaz & Frikha, 2012). La création des pôles d’activité transforme l’organisation interne en regroupant les anciens services au sein de pôles d’activité. La gestion des soignants, auparavant effectuée sous le contrôle des directeurs des soins, est en partie déléguée au niveau des pôles, ce qui facilite le resserrement des effectifs soignants au plus près de l’activité et leur polyvalence au sein des pôles. Ces évolutions ne sont pas sans conséquences, comme nous allons le voir, sur les conditions de travail des soignants et le travail en équipe.

1. Intensité du travail et flexibilité

En lien plus ou moins direct avec les réformes, deux aspects des conditions de travail, son intensité et sa flexibilité, apparaissent en évolution d’un point de vue quantitatif :

  • Alors que les exigences du travail sont fortes dans le secteur hospitalier (Arnaudo & alii, 2013), les enquêtes conditions de travail montrent que les contraintes pesant sur les rythmes de travail (demandes, normes de production ou délais, …) se sont accrues entre 1998 et 2013, notamment depuis 2005 (Benallah & Domin, 2017). L’intensité du travail se situe ainsi à un niveau élevé chez les soignants qui ont le sentiment d’exercer un travail « sous pression » (Sainsaulieu, 2003 ; Belorgey, 2010). Ce travail, le plus souvent effectué dans l’urgence, devient aussi de plus en plus fragmenté : En 2013, « devoir toujours ou souvent se dépêcher » concerne 77% des infirmiers (et sages-femmes) et « devoir fréquemment interrompre une tâche pour une autre non prévue », 80% (Loquet & Ricroch, 2014).
  • Par ailleurs, la mise en place des pôles d’activité conduit à utiliser la flexibilité en vue de réaffecter les personnels au sein du pôle en fonction des besoins. Le changement de poste en fonction des besoins du service a ainsi presque doublé, de 9% à 17%, entre 2003 et 2013 chez les infirmiers du secteur hospitalier (Loquet & Ricroch, 2014).

2. Des évolutions contrastées suivant les établissements

Ces évolutions d’ensemble masquent d’importantes disparités entre les établissements. Une analyse des correspondances multiples sur les données de l’enquête conditions de travail 2013 distingue quatre cas de figure pour les évolutions des établissements : la stabilité interne et externe, les évolutions dans un contexte difficile (développement des activités transversales et de l’ambulatoire, suppression d’activités), les réorganisations contraintes (contrat de retour à l’équilibre financier, fusions…) et les fluctuations quantitatives ou temporelles de l’activité.

Les conditions de travail des salariés peuvent être en partie déterminées par la place de leur établissement dans cette typologie. Aussi, le choix des individus de la post-enquête a visé à choisir des personnes reflétant la variété de ces configurations. Les entretiens ont été menés auprès de 40 salariés hospitaliers en surreprésentant les soignants (médecins, infirmières et aides-soignantes) et en interrogeant certains personnels administratifs et techniques en mesure de témoigner sur les changements des conditions de travail intervenus depuis l’introduction des réformes dans leurs établissements. Le guide d’entretien était structuré en quatre parties : les changements organisationnels, les modifications intervenues dans les charges de travail, physiques et mentales, ainsi que dans le rythme des activités, les transformations du travail collectif, les ressentis psychologiques des changements et de leurs effets sur l’autonomie et la reconnaissance.

III. Résultats de la post-enquête

Dans la période récente, la quête d’une identité propre soignante s’est heurtée aux stratégies managériales des établissements promues par les mutations du cadre des politiques publiques hospitalières (Feroni et Kober-Smith, 2005 ; Schweyer, 2006). Ces évolutions de la place du groupe infirmier et des collectifs de travail soignants apparaissent dans les réponses à la post enquête sur les conditions de travail sur plusieurs dimensions : la place de l’encadrement, les effets du travail sous pression et de la polyvalence sur l’esprit d’équipe, l’organisation du temps de travail et la reconnaissance.

1. Les cadres de santé pris en étau entre leurs équipes et l’emprise de la gestion

Deux processus ont permis au corps de métier infirmier d’affirmer son nouveau statut à l’hôpital. Le premier relève d’un pouvoir fonctionnel, en lien avec l’organisation hiérarchique des activités et la représentation de l’encadrement infirmier dans la direction des établissements. Le second correspond à la professionnalisation du groupe infirmier, avec la spécialisation des savoirs professionnels et la mise en place de protocoles, en lien avec l’évolution des formations et la place du capital scolaire dans la reconnaissance du statut.

Les évolutions récentes montrent des tensions croissantes entre ces dimensions du « pouvoir infirmier ». Mais, dans la période récente, la quête d’une identité propre soignante se heurte aux stratégies managériales des établissements promues par les mutations du cadre des politiques publiques hospitalières (Feroni et Kober-Smith, 2005 ; Schweyer, 2006). La direction des soins infirmiers voit son autonomie réduite par la perte de la gestion du personnel infirmier qui se fait désormais au niveau des pôles. De plus, avec la mise en place des logiques gestionnaires, l’encadrement infirmier devient porteur des réformes managériales (Divay et Gadea, 2008), c’est-à-dire « artisan » de ces réformes, bien qu’il n’en soit généralement pas promoteur ni même « partisan » (Gheorghiu et Moatty, 2013). Enfin, le recrutement, la formation et les activités des soignants et des cadres divergent de plus en plus. En conséquence la légitimité de ces derniers est remise en cause au sein des équipes, ce qui témoigne du malaise installé dans l’ensemble du corps des professionnels des soins. Les entretiens réalisés ont enregistré les différentes expressions de cette impasse, entre les manifestations de solidarité ou de tension entre les cadres et leurs équipes, les réprimandes subies par les premiers de la part de leurs supérieurs et les formes de résistance ou de soumission à l’autorité.

Un cadre de santé dans le service de diabétologie d’un hôpital PSPH[5] de Paris, depuis 15 ans au service, résume ainsi son expérience gestionnaire, entre les réductions de personnel et l’injonction à faire « plus de recettes » :

« On nous demande, chaque année, plus de recettes, moins de dépenses en termes de masse salariale. Donc, en gros, on me demande de faire plus d’activité avec moins de personnel (…). Le personnel ne s’y retrouve plus dans sa profession de soignant, dans le sens soigner, prendre soin, être au chevet du malade. Euh, il ne s’y retrouve plus, il est trop rapide, il fait trop vite les soins, euh, le patient n’est pas content. »

Les cadres de santé sont pris en étau entre la défense et la proximité avec leurs équipes et les impératifs de gestion :

« On est en permanence en conflit intérieur et de plus en plus souvent, on est amenés à mettre en œuvre des organisations et des politiques avec lesquelles on est pas du tout d’accord. Alors après on va le faire maladroitement, parce qu’on va le faire de manière agressive, parce qu’on va traiter nos agents comme on nous traite nous. » (Cadre de santé en chirurgie gynécologique)

De leur côté, les politiques managériales des départements de ressources humaines cherchent à exploiter la dimension collective du travail comme ressource organisationnelle, en créant par exemple des groupes de travail plus ou moins éphémères à vocation transversale. Elles valorisent aussi la mobilité et la polyvalence contre la routine et l’enfermement dans des services ou des collectifs considérés comme cloisonnés. L’instrumentalisation du travail collectif n’est cependant pas une alternative à la constitution de véritables équipes de travail. D’où une contradiction : si les politiques managériales valorisent le travail collectif comme ressource organisationnelle, leurs effets sur les conditions de travail fragilisent les équipes existantes.

2. Travail sous pression, polyvalence et esprit d’équipe

L’évolution des conditions de travail varie selon les établissements et les services. La majorité des entretiens évoque cependant une dégradation qui est attribuée principalement à l’augmentation des charges de travail, tandis que les moyens matériels et humains ont diminué ou sont restés constants. Cette évolution peut être considérée comme ancienne, car elle a commencé avec le choc lié à l’introduction du régime des 35 heures et l’obligation d’effectuer le même volume d’activités qu’avant, pendant 39 heures. Elle s’est aggravée depuis les derniers changements organisationnels :

« Les services sont de plus en plus grands, on accueille de plus en plus de malades, mais il y a de moins en moins de personnes pour s’occuper des patients. Donc forcément, les conditions de travail sont mauvaises puisqu’il faut travailler vite. Y’a un risque d’erreur permanent, parce qu’on est poussés… on tire vraiment sur la corde, on va dire. Là, je viens de travailler 12 heures, j’étais 12 heures à 100% de ce que je peux faire (…) On va pas faire la moitié du travail parce qu’il manque quelqu’un, en fait. Ils savent qu’on va le faire, et ils abusent de nous et du coup, c’est… le travail est plus dur, il est plus fatigant, il est plus stressant, surtout, parce qu’on a des responsabilités qui sont énormes. » (Infirmière intérimaire, 20 ans d’ancienneté)

Les changements organisationnels ne semblent pas avoir modifié profondément les relations de travail dans les petits établissements ou dans les services à faibles effectifs : l’entraide se passe comme avant, les petites équipes réussissent à surmonter les difficultés liées aux réformes. Cependant, ailleurs, les entretiens font le plus souvent le constat du recul du travail collectif sous la contrainte des rythmes accélérés de travail, des effectifs réduits, de la flexibilité et des remplacements problématiques :

« Les choses se sont beaucoup dégradées au niveau du collectif. L’esprit d’équipe… il existe encore mais beaucoup moins. Et nous, même la nuit, ça se ressent énormément. On a l’impression qu’il y a une individualité… celle qui en fera le plus, celle qui sera… Et c’est devenu un petit peu du chacun pour soi. Mais c’est parce que notre charge de travail est tellement élevée… euh… Avant on s’entraidait toujours, surtout la nuit ». (Infirmière en soins intensifs, hôpital privé)

Les équipes stables ont plus de chances de maintenir le travail collectif que celles qui sont confrontées à une rotation du personnel qui limite la construction de rapports de confiance entre leurs membres. La polyvalence au sein des pôles est souvent mise en cause dans l’affaiblissement de la cohésion des équipes, leurs membres se méfient des nouveaux venus, dont ils ont du mal à évaluer les compétences ou la solidarité, d’où des difficultés d’intégration :

« C’est pas moi qui l’ai demandé. Au début ça dérange pas trop de le faire. Ça permet de voir autre chose, d’avoir d’autres collègues de travail et tout ça, et puis on est polyvalentes. Mais… à la longue, c’est pénible, parce qu’on connaît pas nos patients, on a pas le suivi du patient, on est pas intégré dans une équipe… c’est un petit peu pénible [rire] » (Infirmière, hôpital privé).

Par ailleurs, la répartition du travail dans les pôles se fait davantage en fonction des effectifs limités qu’en fonction des qualifications, ce qui réduit la spécialisation du groupe infirmier, d’où un retour à une logique de « confusion des tâches » (Chauvenet, 1972).

Parfois, le renouvellement des équipes avec des soignants jeunes élimine d’anciennes sources de tension et de conflits et rend possible l’émergence d’un nouvel esprit d’équipe. Mais le renouvellement des générations serait aussi à l’origine du déclin de la coopération à l’intérieur des équipes. Si les jeunes sont accusés par les anciens d’être moins attachés aux collectifs de travail, de privilégier facilement la vie personnelle aux impératifs de la solidarité collégiale, leur précarité de statut et leur peur de commettre des fautes professionnelles (et de « perdre leur diplôme ») expliquent ce désinvestissement. La base de recrutement pour la formation des soignants s’est modifiée dans le temps, le métier se faisant plus apprécier pour la stabilité de l’emploi que pour les valeurs éthiques de la « vocation » de soignant, ce qui peut expliquer les différences d’ethos professionnel entre les générations :

« Moi, sur les entretiens que j’ai vu passer dernièrement, y’en a peut-être deux chez lesquelles on sentait cette fibre soignante. Le reste, c’est de l’alimentaire. Donc sur une équipe, ils sont pas sur les mêmes valeurs, tous. L’un est sur de l’alimentaire, l’autre est sur obtenir un CDI, l’autre un prêt pour acheter machin… On est plus sur de la cohésion d’équipe, on se retrouve plus sur les mêmes valeurs professionnelles » (Cadre de santé en chirurgie gynécologique).

3. L’organisation du temps de travail, absentéisme et reconnaissance

La confection des plannings est un défi permanent pour la gestion des équipes, qui engage l’autorité du cadre et la responsabilité des membres de son/ses équipe(s) comme l’explique une cadre en neurochirurgie dans un CHU :

« C’est moi qui fais les plannings. Et si elles font des changements, elles sont dans l’obligation de m’avertir, avant. Sauf si c’est des changements – et c’est là qu’on commence à introduire des flexibilités pour ne pas que ça tourne au flicage – sauf si une, elle veut passer à l’autre l’après-midi. Elle me le marque sur le planning et voilà. Moi, à la base, c’est les responsabilités, les responsabiliser. »

Mais la gestion du personnel en flux tendus pour s’adapter à la demande de soins a rendu difficile l’organisation des temps de travail. Elle entraîne un manque de prévisibilité, des bouleversements des plannings, des remplacements au pied levé et la remise en cause des jours de repos ou des congés, alors que la question des temps est cruciale pour la conciliation vie familiale/vie professionnelle dans des métiers féminisés. En raison des tensions, l’encadrement peut aussi déléguer la confection des plannings :

« On nous demande parfois même de gérer et de faire nos plannings nous-mêmes (…). Avec les disputes qui vont avec. Non, en fait les cadres qui choisissent de faire ça, c’est pour qu’on se dispute entre nous et qu’ils ne se retrouvent pas en conflit avec nous. » (Infirmière intérimaire, 20 ans d’ancienneté).

Avec la disparition des pools de remplaçants, l’absentéisme apparaît à la fois comme effet de l’épuisement au travail (les burn-out très souvent invoqués) et comme mécanisme de défense. Intervenant souvent en dernière minute, il est une menace constante pour la planification des activités des équipes et provoque des tensions en leur sein :

« En ce moment, elle est malade, chez elle, arrêtée, et la cadre vient vous dire, vient dire à l’équipe c’est à cause d’elle que vous n’aurez pas vos congés. Alors comme ça on va avoir des conflits d’équipe, c’est sûr. Ça c’est assez nouveau. » (Infirmière, CHU de province).

L’absentéisme est aussi lié à la question de la reconnaissance au sein de l’institution :

« les infirmières, c’était une population qui s’arrêtait peu. Elles tiraient un peu sur la corde, je dirais, on n’était pas bien, mais on ne s’arrête pas. On essaye de venir même si on est un peu malade. Et maintenant, et c’est pas qu’une impression parce qu’elles me l’ont dit : quand on est malade, on n’hésite plus à s’arrêter. Parce que, de toutes façons, on n’a jamais de merci, on n’a jamais de reconnaissance, donc… ben, on s’arrête. » (Infirmière en gynécologie, CHU).

Si le travail hospitalier apporte des formes de reconnaissance, celles-ci viennent essentiellement de la part des patients et de leurs familles. L’identification à la profession est garantie par l’endurance pendant les trois années d’études et de stages à l’école des infirmiers, mais elle s’accompagne d’un sentiment de frustration provoqué par le manque de reconnaissance, financière comme publique, et des promesses de changement du statut qui n’ont pas été tenues. Le manque de reconnaissance est aussi un des facteurs explicatifs du turn-over accéléré dans les équipes :

« Elles restent moins de temps dans le même service, parce qu’elles s’épuisent, donc elles pensent probablement qu’en allant voir ailleurs, ce sera mieux – ce qui à mon avis est un leurre… ». (Formatrice dans un Institut de formation aux soins infirmiers (IFSI)).

Conclusion

Les changements intervenus dans le monde hospitalier et plus particulièrement en ce qui concerne les conditions de travail interrogent la notion d’engagement, aussi bien dans les équipes de travail, qu’au niveau professionnel ou organisationnel. L’organisation en pôles a réduit l’autonomie et la spécialisation du groupe infirmier tandis que la professionnalisation des métiers de soins, avec la protocolisation des actes, a limité les marges de manœuvre nécessaires à un engagement personnel. Les politiques gestionnaires des directions hospitalières, dans l’application des différentes réformes, ont été perçues en opposition aux valeurs humanistes revendiquées par les soignants comme étant au fondement de leur engagement. Elles ont rapproché la situation de l’encadrement de soins de celle du groupe des cadres. Devenus les artisans des réformes, les cadres de santé sont traversés par des conflits de rôle avec leur engagement au sein de leur équipe de travail : la pression sur les effectifs et les conditions de travail sont difficiles à justifier et mettent en cause leur légitimité au sein des équipes.

La dégradation accusée des conditions de travail a conduit, dans certaines situations, à la fragilisation de l’engagement des soignants, et notamment des infirmiers, dans les collectifs de travail et au détachement de l’institution hospitalière. On doit cependant distinguer dans ces « crises d’identité » entre désengagement par rapport à l’organisation et désengagement par rapport au métier, le désengagement professionnel restant exceptionnel. Si l’engagement dans le contenu de l’activité et les valeurs du groupe professionnel infirmier se maintiennent globalement, les conditions d’exercice fragilisent l’appartenance aux équipes de travail et peuvent conduire à un désengagement par rapport à l’organisation dont l’absentéisme est l’un des symptômes.

Une lecture complémentaire s’impose en termes de rationalisation des engagements. La multiplication des contraintes et le renouvellement des générations et du recrutement conduisent à ce que le registre traditionnel du dévouement et de la vocation fasse place à un registre du « donnant-donnant ». Pour préserver sa vie familiale et sa santé, l’engagement dans les équipes dépend alors des conditions d’exercice du métier ainsi que de la reconnaissance escomptée au sein de l’équipe et de l’institution. Ce mouvement, qui s’accompagne d’une certaine perte, ou redéfinition, de l’identité traditionnelle soignante poursuivrait ainsi le choc lié au passage aux « 35 heures », le décompte des temps par les directions ayant conduit les soignants à compter les leurs, dans un « métier où l’on ne compte pas son temps ».

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  1. Gheorghiu Mihaï Dinu est sociologue, chercheur au Ceet. Frédéric Moatty est chargé de recherche CNRS, Lise-Cnam-CNRS, Ceet.
  2. Cette recherche a bénéficié d’un financement apporté par la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) des ministères sociaux – Ministère des solidarités et de la santé, Ministère du travail, Ministère de l’action et des comptes publics. Les entretiens ont été réalisés en 2015 et 2016 à la suite de l’enquête Conditions de travail DARES-DGAFP-DREES 2013.
  3. Infirmier de bloc opératoire diplômé d’État.
  4. Infirmier anesthésiste diplômé d’État.
  5. Participant au Service Public Hospitalier.


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