Introduction

Murielle Matus[1]

Cette troisième partie de l’ouvrage se propose d’explorer la notion de “collectif” en plaçant la focale sur les collectifs de travail et de métier en tant que supports d’identifications et de repères professionnels. Ces identifications collectives présentant « des traits particuliers selon les contextes d’exercice des métiers et leur histoire » (Wittorski, 2008, p. 199). La diversité des travaux qui composent cette partie aborde ainsi les conditions permettant la production et l’actualisation de ces repères collectifs sur la manière de s’engager au travail et de nouer des liens de coopération en vue d’une œuvre commune (Dejours, 1993). Sous des angles variés sont abordées les dimensions de la « dynamique sociale de métier » à la fois comme ressource collective et individuelle et comme « pratique autonome, fragile et faiblement légitime » (Dahan-Seltzer, Osty, 2006) face aux mutations organisationnelles et aux dérégulations du travail.

Trois contributions (Audoux et Gillet ; Foli ; Tuchszirer et Sarfati) s’intéressent tout d’abord à la dynamique de collectifs de métier déstabilisés par des changements organisationnels et des impératifs gestionnaires. Ceux-ci remettent en question le « sens partagé du beau travail » (Loriol, 2011). La « représentation commune des objectifs ou des raisons constitutives d’un groupement » (Freund 1979, p 76, cité par Wittorski, 2008) interroge le positionnement du collectif et ses relations parfois conflictuelles avec d’autres groupes professionnels, qui ont leur propre représentation du travail et de la contribution de chacun à l’œuvre commune. Cette représentation est plus ou moins partagée selon la composition du collectif (homogénéité, hiérarchie, ancienneté, formation, statuts d’emploi) et son histoire. Elles interrogent également le collectif comme ressource face à des logiques individualisant les responsabilités dans la réalisation du travail. Comment ces collectifs réagissent-ils à ces bouleversements ? Quelles stratégies ou quelles formes de résistances mettent-ils en œuvre ?

Dans un deuxième temps deux contributions (Azaïs ; Granier) questionnent l’existence de dynamiques collectives au sein de groupes professionnels dont la pratique du métier s’exerce de manière isolée. Dans quelles conditions s’agit-il d’un groupe professionnel, voire d’une profession ? Comment des repères collectifs peuvent-ils être élaborés pour défendre la position des professionnels du métier ? En quoi les mutations des rapports salariaux sont-elles à même de modeler ce processus ?

Ces questions font écho à la dialectique entre individu et « systèmes de travail » (Hughes, 1996 [1958]) au cœur de la problématique de la dernière contribution sur l’insertion de chômeurs en reconversion dans un nouveau domaine professionnel (Matus). Quelles sont les dynamiques d’intégration dans ces collectifs ? Comment de nouveaux repères professionnels sont-ils trouvés ?

Des collectifs de métier aux prises avec des changements organisationnels

Les missions locales à l’épreuve de la Garantie jeunes

François Sarfati et Carole Tuchszirer examinent les effets de la mise en place de ce dispositif sur les collectifs de travail des missions locales. La Garantie jeunes s’inscrit dans un processus de rationalisation des politiques d’emploi (Lavitry, 2009).

Ils retracent dans une première partie l’histoire de la constitution des missions locales spécialisées dans l’accompagnement des jeunes vers l’emploi. Les politiques d’emploi successives modifient au fil des dispositifs leur action tournée initialement vers l’insertion sociale et professionnelle des jeunes. La logique de placement contrôlée par des exigences gestionnaires des pouvoirs publics prend le pas sur la logique sociale de l’accompagnement global des jeunes. Ils décrivent ainsi comment ces dispositifs de rationalisation de l’action publique ont déstabilisé et modifié la composition des collectifs de travail dans les missions locales.

Dans ce contexte, la mise en place de la Garantie jeunes reposant sur un accompagnement collectif des jeunes bouscule les pratiques traditionnelles de suivi individuel des conseillers. Cet accompagnement jugé plus efficace et plus rapide pour ses concepteurs se traduit par un travail à la fois davantage prescrit et intensif pour les conseillers en charge du dispositif.

Les auteurs mettent ainsi en évidence des difficultés liées à la configuration et à la composition du collectif de travail en termes d’ancienneté, de contrat de travail et de compétences (plus ou moins) complémentaires.

Les capacités collectives face aux réorganisations et modernisations gestionnaires

Christine Audoux et Anne Gillet interrogent quant à elles le collectif de métier (Sainsaulieu et alii., 1995) en tant que ressource en capacités et pouvoir d’agir individuel et collectif (Ricoeur, 2004) face aux réorganisations du travail et aux modernisations gestionnaires. Les auteures distinguent l’articulation de trois registres de capacités : des capacités d’action propres au métier exercé, des capacités délibératives reposant sur les échanges entre professionnels sur l’activité et des capacités d’imputabilité fondées sur la faculté de reconnaître à autrui un pouvoir d’agir.

L’étude des conditions d’émergence ou de maintien de ces capacités collectives mobilise cinq terrains d’enquête sur des collectifs de métier variés : inspecteurs du travail, chercheurs et ingénieurs de recherche, inspecteurs de la surveillance aérienne, personnels navigants de compagnies aériennes (hôtesses et stewards), ingénieurs et techniciens de maintenance d’une centrale nucléaire de production d’électricité.

Les auteures mettent ainsi en évidence que des mesures organisationnelles favorisant les capacités délibératives et d’imputabilité ont permis entre autres aux inspecteurs du travail et aux inspecteurs de la sécurité aérienne de retrouver à la fois des capacités d’interprétation collectives des situations rencontrées et de l’autonomie au travail. Par ailleurs, l’existence de capacités délibératives permet de prendre et de soutenir les décisions collectivement dans les équipes de centrales nucléaire, les équipages navigants de compagnies aériennes et le collectif de chercheurs.

Dans le processus de mise en place des cadres organisationnels favorables au développement de ces capacités collectives, les auteures soulignent le rôle pivot de la hiérarchie de proximité. Leurs tâches d’animation, de régulation et de contrôle des relations entre les membres d’un collectif de travail apparaissent essentielles pour faire émerger et maintenir ces capacités collectives.

Les assistantes de service social en entreprise confrontées aux nouvelles politiques RH

Olivia Foli examine les effets paradoxaux d’une politique des ressources humaines (RH) visant l’amélioration de la qualité de vie au travail sur un collectif féminin de professionnelles du service social du travail. A partir d’entretiens menés dans le cadre d’une enquête demandée par la coordinatrice des assistantes de service social de l’entreprise, l’auteure interroge les raisons du contraste manifeste entre un manque de reconnaissance ressenti par les assistantes de service social et la valorisation de leur domaine d’action par la politique de gestion de ressources humaines de l’entreprise. Elle met ainsi en évidence les ambiguïtés d’une telle politique.

Le rôle initial des « assistantes sociales du travail » est d’aider individuellement les salariés en difficulté personnelle ou professionnelle. Dans un contexte de réduction d’effectifs et de réorganisations permanentes, elles se retrouvent elles-mêmes soumises à une dégradation de leurs conditions de travail. Or elles sont sollicitées au titre d’actions d’accompagnement des salariés dans une dimension collective et organisationnelle. Cette nouvelle posture bouscule leur positionnement traditionnel au sein de l’entreprise. Elles se trouvent en concurrence avec d’autres acteurs de l’action sociale dont la position est symboliquement plus valorisée : les référents « qualité de vie au travail » et les médecins du travail. Ces sollicitations se doublent d’exigences gestionnaires de reporting sur l’activité face auxquelles elles tendent à résister.

Olivia Foli décrit ces tensions et ces divisions entre les différents acteurs de l’entreprise (RH, assistantes de service social, médecins du travail, etc.) et au sein même du collectif des assistantes de service social. Certaines se replient sur les activités qui font sens dans leur mission première d’aide individuelle. D’autres se conforment aux exigences et aux sollicitations de la nouvelle politique des RH. Malgré cela elles demeurent stigmatisées par les autres acteurs qui les assignent à leur mission traditionnelle et peu valorisée d’aide individuelle des salariés. Paradoxalement quelle que soit leur posture, leur position se trouve fragilisée. L’auteure souligne ainsi le vécu d’une « activité empêchée » (Clot, 2008) malgré la reconnaissance institutionnelle de leur mission.

Des groupes professionnels sans dynamique collective ?

Les secrétaires-assistantes, un groupe professionnel en devenir ?

En introduction de son chapitre François Granier souligne la faible reconnaissance sociale et l’hétérogénéité des emplois très féminisés de secrétaires-assistantes. Ces métiers marqués par le sceau du secret évoluent avec l’informatisation croissante de leurs activités. Ils ne constituent pas un « groupe professionnel » (Dubar et alii, 2015), pourtant des groupes multiformes rassemblant des secrétaires-assistantes se sont constitués. L’auteur interroge les finalités et les logiques professionnelles de ces groupes divers ainsi que leur vocation potentielle à « professionnaliser » ces métiers dépréciés.

A partir d’une enquête mêlant des entretiens individuels et collectifs ainsi que des observations en situation de travail sur les desseins et les modes d’organisation de ces groupes, François Granier propose une typologie de ces collectifs. Celle-ci oppose des associations professionnelles créées par des secrétaires-assistantes à des groupes d’entreprises nés d’une volonté managériale. D’un côté, la Fédération française des métiers de l’assistanat et du secrétariat développe des stratégies de valorisation et de promotion de la profession dans son ensemble. D’autres associations de secrétaires-assistantes indépendantes vouent leur existence à la défense de leur activité économique indépendante. De l’autre, des groupes de « bonnes pratiques » dans des entreprises visent l’efficacité opérationnelle dans le travail en favorisant l’entraide entre un nombre restreint de secrétaires-assistantes. Des communautés d’assistantes au sein d’une entreprise visent quant à elles une acculturation aux valeurs managériales afin de favoriser l’adhésion aux changements et la coopération fonctionnelle souhaitées par la direction de l’entreprise. Enfin avec la mise en place d’espace d’échanges dématérialisés intra-entreprises, des réseaux d’entraide peuvent se développer mais leur usage est largement concurrencé par des logiques interpersonnelles et de confidentialité. Ces collectifs revêtent une dimension de transmission et de partage des « ficelles » du métier mais aussi un projet socioprofessionnel qui consiste à rompre avec des représentations sociales jugées désuètes et à répondre à des attentes de soutien face aux changements dans l’activité et à des conditions de travail dégradées.

L’auteur met ainsi en évidence l’impact limité de ces collectifs pour une meilleure reconnaissance sociale. Les principaux obstacles à cette reconnaissance sont l’instabilité de leurs finalités, la prévalence de relations de service constitutives du métier au détriment des relations de coopération et un déficit de collégialité permettant la co-construction d’un sens et d’une valeur partagée du travail. Il en conclut que si leur utilité pour donner des repères collectifs dans le travail est indéniable, leur capacité à constituer un groupe professionnel demeure très incertaine.

Les pilotes d’hélicoptères au Brésil, une illustration de la « décohérence » d’une profession

Christian Azaïs nous entraîne quant à lui dans l’étude de la profession de pilote d’hélicoptère au Brésil. Il met en évidence l’hétérogénéité d’un groupe professionnel a priori homogène. La licence de « pilote d’hélicoptère », soumise à des conditions d’accès fort réglementées, renferme une pluralité de conditions d’exercice du métier et de conditions d’emploi.

L’auteur détaille ces disparités en distinguant tout d’abord les pilotes cadres salariés soit d’une entreprise, soit d’un particulier. Leurs conditions de travail témoignent d’une forte disponibilité exigée par le métier et de sa dangerosité. Dans le premier cas, le pilote jouit d’une reconnaissance professionnelle réelle dans son entreprise. Dans le second, son activité est soumise aux exigences d’une relation interpersonnelle relevant du registre de la domesticité entre un patron et son « employé ». Il distingue ensuite les pilotes « offshore » salariés par des compagnies de taxi aérien. Leurs conditions et horaires de travail observent des règles strictes leur imposant une clause d’exclusivité inscrite dans leur contrat de travail. Les pilotes « reporter », la plupart du temps salariés de chaînes de radio ou de télévision, accompagnent les journalistes dans leur travail. Parmi eux exercent en partie une autre catégorie de pilotes sous le statut d’indépendant ou d’autoentrepreneur. Ces pilotes free-lance, anciens salariés ou nouveaux dans la profession, louent leurs services aux entreprises. A ces pilotes s’ajoutent les militaires agents de la fonction publique, les pilotes apprentis ou copilotes précaires en cours d’accession au titre et enfin les pilotes dits « clandestins » proposant des tarifs défiant la concurrence, parfois au détriment de la sécurité. Ces disparités, renforcées par la pratique solitaire de l’activité, révèlent des intérêts divergents, une forme de hiérarchie au sein de la profession ainsi que des rapports conflictuels entre pairs. L’absence de repères collectifs communs se traduit par un rejet de toute forme d’institutionnalisation de la représentation du métier. En outre, les actions du syndicat de la profession sont essentiellement tournées vers la défense de l’activité économique. Pour rendre compte de ces tensions complexes entre les normes de régulation de la profession et les pratiques effectives de son exercice, Christian Azaïs mobilise le concept de « décohérence » (Bureau et Dieuaide, 2018), caractéristique de la « zone grise » d’emploi et du travail. Il est défini à la fois par des espaces où les codes légaux et sociaux sont brouillés et par des stratégies d’acteurs qui visent, en remettant en cause les standards prescrits, à édicter de nouvelles normes. L’auteur en conclut que le repérage de ces « zones grises » de l’emploi et du travail s’avère heuristique pour comprendre la dynamique, entre autres, de ce groupe professionnel.

Des chômeurs en reconversion à l’épreuve des collectifs

Reconversion et « coproduction » de nouveaux repères professionnels

Dans ce dernier chapitre Murielle Matus propose d’analyser la dialectique entre individus et « systèmes de travail » (Hughes, 1958) grâce à une typologie des configurations professionnelles dans lesquelles s’insèrent des chômeurs en reconversion. Comment d’anciens chômeurs trouvent-ils leur « place » dans un nouveau collectif de travail régi par des normes et les règles différentes de leur socialisation professionnelle antérieure ?

A partir d’un corpus d’une trentaine d’entretiens biographiques réalisés auprès d’anciens chômeurs reconvertis, elle dégage trois principales configurations de travail : les collectifs « cohésifs », les collectifs « contributifs » et enfin les configurations « autonomiques ».

Les collectifs « cohésifs » représentent des espaces typiques des groupes professionnels fortement régulés collectivement et hiérarchiquement. L’intégration dans ces marchés internes et professionnels, soumise à une sélection sur les habilitations et le diplôme, repose à la fois sur le respect des règles hiérarchiques et des règles collectives (du métier et de sociabilité) ainsi que sur l’adhésion aux valeurs du groupe.

Les collectifs « contributifs » présentent, en revanche, des caractéristiques de marchés internes moins intégrateurs. Les règles hiérarchiques et le primat de l’ancienneté régulent essentiellement ces collectifs de métiers. Certains se structurent par une bivalence interne/externe marquant un antagonisme entre règles collectives des anciens et règles hiérarchiques adoptées par les « nouveaux ».

Enfin, l’auteure identifie des configurations « autonomiques ». Ces activités exercées essentiellement seul sont faiblement régulées collectivement et hiérarchiquement. Elles se trouvent davantage soumises à une logique économique d’adéquation entre une offre et une demande et à des statuts précaires. En l’absence d’un collectif facilitant l’apprentissage des pratiques professionnelles et leur reconnaissance sociale, le bricolage individuel de règles et normes présente des caractéristiques d’anomie. Toutefois l’autonomie et la variété des tâches sont valorisées autour d’un contrôle et d’un autocontrôle de la qualité du travail à partir des résultats obtenus.

Cette typologie permet de comprendre les dynamiques identitaires et d’insertion des chômeurs reconvertis sur un marché du travail segmenté. Elle analyse ainsi la reconversion comme une « coproduction » de nouveaux repères professionnels et de « conditions techniques et sociales de la production » (Leconte, p 76) attachés au métier.

Bibliographie

Bureau M.-C., Dieuaide P., 2018, « Institutional Changes and Transformations in Labour and Employment Standards : an Analysis of ‘Grey Zones’ », Transfer, pp. 261-277.

Clot Y., 2008, Travail et pouvoir d’agir, Paris : PUF.

Dahan-Seltzer G. et Osty F., 2006, « Le pari du métier face à l’anomie », Nouvelle revue de psychosociologie, n°2, p.91-106.

Dejours C., 1993, « Coopération et construction de l’identité en situation de travail », Communication au XXVIIe Congrès de la Self (Lille, sept. 1992), Futur antérieur, 16, pp. 41-52. 

Dubar C., Tripier P., Boussard V., Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2015

Hugues E. C., 1996 [1958], « Division du travail et rôle social » in Le regard sociologique, Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, Paris, Editions de l’EHESS, pp. 61-68.

Lavitry L., 2009, « Rationalisation et individualisation dans les services publics : le cas des conseillers à l’emploi ». Colloque ”Journées internationales de Sociologie du Travail”, Juin 2009, Nancy, France.

Leconte G., 2002, « De la mine au chantier : conversion et socialisation professionnelle d’anciens mineurs/futurs maçons », Formation Emploi, n° 78, Céreq, pp. 69-77.

Loriol M., 2011, « Sens et reconnaissance dans le travail ». Traduction française. Publié (en grec) in Traité de sociologie du travail, Christina Karakioulafis (dir.), Athènes, AIONIKOS, pp.43-67.

Ricoeur Paul, 2004, Parcours de la reconnaissance, Paris, Gallimard

Sainsaulieu Renaud et alii., 1995. Les mondes sociaux de l’entreprise, Paris, Desclée de Brouwer.

Sainsaulieu R., 1993 [1977], L’identité au travailLes effets culturels de l’organisation. 3ème édition, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques.

Wittorski, R., 2008, « La notion d’identité collective », in Kaddouri M., Lespailles C., Maillebuis M. et Vasconcellos S. (éd.), La question identitaire dans le travail et la formation : contributions de la recherche, état des pratiques et étude bibliographique, Paris : L’Harmattan, Logiques Sociales, pp. 195-213.


  1. Murielle Matus est doctorante en sociologie, Lise-Cnam-CNRS.


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